Stratégie : être conscient du but poursuivi

Nous ne reviendrons pas ici sur l’importance de la stratégie dans la conduite des organisations, mais le point clé que nous voudrions souligner est celui de la nécessité dans laquelle nous sommes de dépasser les gestions de court terme, au fil de l’eau, dans lesquelles l’opportunité est maîtresse. Car celles-ci sont la cause de nos échecs et ne garantissent que des réussites partielles et illusoires. Cela est vrai à tous les niveaux, qu’il s’agisse d’entreprises ou de politique.

Comme pour toute chose qui relève de la décision humaine individuelle ou collective, la question de savoir si l’on peut apprendre la stratégie mérite en effet d’être posée. Quelle est la part des connaissances, que l’on peut apprendre, et quelle est la part de la conscience ou présence d’esprit ?

La stratégie se définit couramment comme la « détermination des buts et des objectifs à long terme d’une entreprise et l’adoption des actions et des allocations de ressources nécessaires pour atteindre ces buts*. »

But stratégique, quel but ?

La qualité d’une stratégie se juge donc techniquement par rapport à l’acquisition du but recherché. Mais nous ne pouvons pas nous en tenir là, car au final on ne juge pas un stratège seulement sur l’acquisition du but fixé, mais aussi sur sa capacité à distinguer et définir un but réellement souhaitable.

C’est dans les paramètres de définition du but et dans cette capacité d’anticiper l’emboitement gigogne des interrogations préalables, qu’intervient l’esprit propre au décideurs ou aux décideurs. L’esprit doit ici être compris comme l’ensemble des déterminants psychologiques et culturels qui conditionnent l’intention véritable du décideur.

Chacun sait ce qu’est une victoire à la Pyrrhus, c’est-à-dire une victoire dont le coût met en péril l’avenir. Il s’agit d’une bonne image pour figurer le fait que la focalisation de l’attention sur l’objectif de court terme masque souvent les intérêts de long terme. La plus grande hauteur de vue est toujours nécessaire à celui qui engage une action, s’il souhaite éviter les déconvenues du lendemain, qu’un monde complexe ne manque pas de lui apporter.

S’il n’est jamais possible de tout anticiper, il faut du moins mettre en œuvre tous les moyens à notre disposition, pour parvenir au meilleur résultat dans ce domaine.

Moyens de renseignement propres à l’anticipation dans le temps et à la perception dans l’espace, mais aussi moyens socio-psychologiques propres à soutenir la volonté d’éveil et de détermination, l’attention et l’intensité d’analyse critique.

Technologies et intelligence artificielle

Parmi les moyens disponibles, l’homme mise aujourd’hui avant tout sur le numérique et tout ce qui se joue autour de l’intelligence artificielle. La multiplication des avancées technologiques permet des progrès considérables dans la robotisation, le traitement des données et de l’information.

La plupart des entreprises se sont dotées d’outils de business intelligence et les politiques comme les financiers savent tout à la fois recueillir l’essentiel des informations, que livrent les données en grand nombre, le big-data, et caler leurs récits en éléments de langage sur leurs « cibles » en utilisant leurs sensibilités respectives et en jouant de leurs faiblesses cognitives.

Les optimistes se félicitent de ces avancées qui permettent le développement technologique, économique et industriel, tandis que les pessimistes craignent les débordements du toujours plus et de l’hubris. Certains prendront un recul philosophique pour affirmer que c’est l’éternel duel du sabre et du bouclier, voué à une escalade permanente.

Mon inclination irait plutôt à cette dernière attitude, mais il est cependant nécessaire d’y regarder de plus près. En effet, face aux avancées de rupture qui caractérisent le numérique et l’automatisation « intelligente », c’est la conscience humaine individuelle et collective qui est en jeu.

De quelle manière ?

Plus d’information, moins de connaissance ?

En fait, la question qui se pose est effectivement celle des rapports qu’entretiennent les technologies avec la conscience** humaine, dans ses différentes fonctions de vigilance, d’attention et de pensée autonome sur les objets.

La multiplication des sources et des échanges d’informations se traduit aujourd’hui par ce que certains appelle un marché de la connaissance, ou « marché cognitif*** », sur lequel une infinité de données et d’informations sont certes mises à disposition, mais tout en étant conséquemment noyées dans le magma de la multitude.

Il résulte de cette situation que les algorithmes et les esprits n’extraient prioritairement de la multitude que celles qui attirent le plus l’attention. Mais encore, cette multitude tend à égaliser les arguments, qui ne sont plus analysés de manière scientifiques, mais de manière statistique relativement superficielle, laissant place le plus souvent à une confusion entre lien statistique et lien de causalité. Dans ces conditions l’intoxication, par le biais cognitif et l’infox, est favorisée pour le commun des mortels.

D’autre part, les tenants du pouvoir peuvent, à dessein, pratiquer la « désintermédiation sociale*** » de l’information, en passant des message du patron directement aux employés ou du président aux citoyens, sans passer par les intermédiaires de la chaîne de transmission informationnelle. Ceci favorise l’emprise mentale et rompt la bonne compréhension étagée des informations en rapport avec une analyse et un examen des connaissances.

Il serait ici tentant de séparer le monde de l’entreprise, de la vie privée et proprement sociale des personnes, mais cela serait purement artificiel, tant la généralisation du télétravail a accentué l’interpénétration des deux mondes.

La stratégie laissée au fil de l’eau

A ce point de la réflexion, nous sentons bien qu’un paradoxe fort nous contraint : d’un côté les technologies devaient nous libérer et favoriser l’harmonisation des stratégies individuelles et collectives pour une vie meilleure et de l’autre il est patent que l’automatisation peut servir en priorité les manipulateurs du pouvoir et exige donc en contrepartie l’application d’une pensée analytique et critique accrue. Le récit est aujourd’hui plus que jamais objet de pouvoir.

Ainsi, le « temps de cerveau disponible***» que nous accorde l’automatisation devrait-il absolument être utilisé à la réflexion sur les buts que nous poursuivons et les stratégies de long terme qui permettront de les acquérir, individuellement et collectivement, en rapport critique avec les informations dont nous disposons.

Mais nous pouvons observer que peu nombreuses sont les personnes conscientes, qui s’astreignent à cette discipline. Ainsi, pour conclure, je dirai qu’acquérir des connaissances sur la stratégie n’est pas si important que la conscience qu’on peut avoir de la nécessité de choisir des buts pertinents sur le long terme et d’examiner avec vigilance et attention le paysage informationnel, pour exercer un doute méthodique et si possible éclairé sur ce qu’il rend disponible à notre esprit…

[*] Alfred CHANDLER cité dans STRATEGIQUE, Pearson 2014

[**] Stanislas DEHAENE, professeur en sciences cognitives, Le code de la conscience Editions, Odile Jacob, 2014 . Pour lui : « la science moderne de la conscience distingue au moins trois concepts: le degré de vigilance, qui varie quasi continument depuis la veille jusqu’au sommeil ou au coma profond ; l’attention, c’est-à-dire la focalisation de nos ressources mentales sur un objet particulier; et, enfin, l’accès à la conscience, c’est-à-dire le fait que seule une partie de nos pensées entre dans le champ de notre conscience, devient disponible pour diverses opérations cognitives et peut être rapportée à d’autres. »

[***] Gérald BRONNER, professeur de sociologie cognitive, Apocalypse cognitive, PUF, 2021

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